Critiques

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Sous le tourbillon des couleurs : Isabelle Langlois

Critique d'Alain Cophignon

Des couleurs en tourbillons

Voilà ce qui, au premier coup d’œil, se fait jour.

De chaos, bien sûr, il n’y a que l’apparence. Coloriste et gestuelle. Un regardeur distrait pourrait s’arrêter à cette séduction première, et forte : Isabelle Langlois a l’élégance morale de recouvrir l’impitoyable de sa quête d’artiste comme elle recouvre ses toiles des conquêtes de sa palette chatoyante. Ici se mêlent, se démêlent, se superposent, se juxtaposent et se posent, en un vaste geste qui en défie l’ampleur, couleurs, coulures et colères noires.

Alors d’où vient la force si singulière qui en émane et l’espoir qui l’illumine d’ors et de lumières ?

Césures

Verticales ou horizontales, irrégulières ou non, au sein de ce chaos parcouru de séismes, de fractures, un motif récurrent scande le plus souvent la toile, l’informe, lui donne assise, rythme et, plus encore, tranchant. Il y a chez elle une force (et une forme bien spécifique) assumée de césure.

Césure verticale et blanche ou grise qui divise la toile à parts quasi égales avec le tranchant d’un couteau, parfois adoucie d »une pluie rafraîchissante ou métamorphosée par le ciel qui semble avoir coulé dedans, la faisant vibrer d’un lyrisme unique. Césure horizontale, d’un bleu lui-même tranchant ou redoublé de blancheur. Césures doubles ou triples enfin, blanches ou noires, de lumière ou d’ombre, où le spectateur fait alors face à un espace pictural devenu ternaire, sinon trinitaire – une sorte de « trois en un ». Parfois même, celui-ci devient fractionné à l’extrême, comme s’il avait implosé sous l’effet de forces extérieures au tableau.

Cadres

Chahutée, la peinture d’Isabelle Langlois pourtant, à la liberté du geste répond un respect dans l’inscription de l’espace de la toile, à la confusion du sensualisme répond un cadre blanc qui vient délimiter souvent avec rigueur le tableau et dont la présence marquée elle-même rend possible, au moment voulu, sa transgression ; laquelle n’abolit pas l’interdit mais le dépasse en le maintenant (Bataille). Sortir d’un cadre (par aplats longitudinaux noirs, bruns ou bleu) n’est pas ici que pur plaisir, mais vient en renforcer l’équilibre.

Traces de combats…

Cette peinture est le lieu d’un corps à corps fougueux non seulement avec la matière picturale (comme toute peinture qui n’élude pas ce qui la fait être), mais avec la « matière intérieure » de nos rêves et de nos cauchemars : sur chacune des toiles « ça » parle, ça crie, ça hurle même ! Il s’y livre des combats à l’issue aléatoire, où pourrait résonner le tachisme d’un Michaux ou d’un Wols, et le
volontarisme d’un Hartung. Un geste pictural et un toucher habité par l’antagonisme de la jouissance et la souffrance.

…et de fêtes

Un duel, certes, mais aussi une fête de la sensualité. Cette peinture, dans sa spontanéité, exerce un pouvoir presque hallucinatoire sur le regardeur. Impossible de rester « à l’extérieur ». Pulsion d’emprise ou degré extrême de l’oblativité – va savoir ? Pour autant que l’on ne cherche pas à y échapper, la peinture d’Isabelle Langlois, par sa gestualité sauvage, ses empâtements qui fleurent les odeurs de la terre, ses échancrures bleutées et ses éclaboussures fulgurantes blanches, rouges et or, vous ravit, vous saisit âme et corps, et vous emporte au plus loin au coeur d’un tourbillon où l’extase n’est pas loin.

Rectangles et carrés

C’est l’un de ses paradoxes : là où l’on s’y attend le moins, dans sa peinture toute d’ampleur, de charmes et de lyrisme, la main du peintre introduit des rectangles ou des carrés dignes du rigorisme d’un Martin Barré – parfois dans un surprenant jeu de mise en abîme. Des fenêtres découpées dans le tableau destinées à rendre visible l’invisible ? Pas si simple. Car cette assise formelle surgissant souvent tout de noir vêtue, ou plus rarement de bleu, est elle-même parcourue et trouée d’autres formes plus irrégulières où chaleur et lumière, ayant retrouvées leurs soleils, prolifèrent en liberté.

Réminiscences

Pour autant, toutes réminiscences de l’objet de la représentation aurait-elles entièrement disparues ? Rien n’est moins sûr… Au hasard des toiles : sur l’une, deux oreilles et une bouche immense manifestent encore la présence de cette humanité vibrante ; sur l’autre, deux jambes semblent empalées sur une croix. Abstraite ? cette peinture aujourd’hui l’est assurément. Humaine, trop humaine : tout autant ! A l’heure du triomphe mondialisé d’une ironie désincarnée dans l’art, pourquoi ne pas s’en réjouir ?

Architectures incandescentes et liquides

Singulière, à l’évidence enracinée – rien d’ « hors sol » ici – et pourtant toute entière tendue vers l’Autre en moi, cette peinture manifeste la puissance d’un lyrisme aussi contenu qu’expansif, atteint l’onirisme le plus immatériel (la palette n’est pas sans évoquer parfois celle d’Yves Klein, ce maître de l’immatériel), tout en conservant une lucidité sans concession face aux forces matérielles du négatif.

Ou comment réinventer et offrir, jour après jour, l’envoûtement vital d’une architecture picturale à la fois incandescente et liquide.

 

Alain Cophignon

Hermanville-sur-Mer, 11 décembre 2010

Alain Cophignon

Alain Cophignon est un écrivain, photographe et esthéticien français né le 26 février 1963 à Paris. Il vit en Pays de la Loire. Après avoir soutenu en 2000 sa thèse de doctorat en sciences de l'art à l'Université Panthéon-Sorbonne sous la présidence d'Olivier Revault d'Allonnes, il est professeur de culture générale et d'histoire de l'art à l'Institut d’études supérieures des arts (IESA), Paris, et à l'École européenne de graphisme et de publicité (EEGP), Angers.